Afrique, esclavage et patrimonialisation
Afrique, esclavage et patrimonialisation sont trois mots-clés qui ont marqué le colloque des 21 et 22 mai 2015 sur le thème de « la patrimonialisation de l’histoire et de la mémoire de l’esclavage : du local au global ». Organisé à Pierrefitte-sur-Seine conjointement par le Comité National pour la Mémoire et l’Histoire de l’Esclavage (CNMHE), l’Institut National du Patrimoine, les Archives Nationales, le ministère des Outre-Mer et le ministère de la Culture, le programme a permis l’exposition de nombreux travaux, la rencontre et le débat autour du projet de patrimonialisation.
Ce colloque a été pour moi un creuset de donner et de recevoir sur les efforts à fournir pour la mémoire de l’esclavage dans le monde entier. C’est l’occasion pour l’ONG Symbole de l’Amitié d’être en contact permanent avec le reste des acteurs de la patrimonialisation, ce qui pourrait faciliter la construction d’un pont entre les traditions dahoméennes et celles des pays où l’esclavage était à l’oeuvre il y a encore seulement un siècle et demi.
J’ai donc été convié à m’exprimer sur nos recherches au Bénin grâce à Mme COTTIAS et à toute l’équipe du CNMHE que je remercie de tout mon cœur. Un grand merci aussi pour l’accueil qui m’a été réservé par l’auditoire et les autres intervenants.
Voici l’intégralité de mon intervention présentée pour le compte des Dahoméens déportés en esclavage :
Origine de la base de données « à la recherche des Dahoméens en esclavage »
Pourquoi avons-nous décidé de rassembler des informations sur l’esclavage ?
La mémoire est portée par la tradition vodou. Si nous avons encore quelques bribes de souvenirs de l’histoire de l’esclavage c’est grâce surtout à l’enseignement très ancien de la communauté des adeptes de vodou. Ces derniers avaient l’habitude de passer un long moment dans les couvents à étudier le passé des héros de leur famille ou de leurs collectivités d’où cette transmission intergénérationnelle jusqu’à nos jours.
Qui sommes nous ?
Je représente un groupe de jeunes étudiants de l’université Abomey-Calavi au Bénin qui s’est formé en 2006 autour des objectifs culture et histoire de notre pays. L’idée nous est venue dans un premier temps de documenter l’oralité par écrit. Au cours de nos activités de recherches, nous avons constaté que les panégyriques claniques détiennent toujours l’histoire de vie des aïeux, des moments de célébrité et de déclin des royaumes, les affrontements et les noms et détails de vie de leurs progénitures victimes de l’esclavage. Chaque famille détient sa partie de l’histoire au sujet de l’esclavage. Il a donc fallu aller à la rencontre des responsables de familles (griots, patriarches, reines mères, adeptes du vodou, etc.) Chemin faisant, nous avons regroupé toutes ces informations sous la forme d’une base de données que nous avons mise en ligne sur notre site internet. Actuellement, la base compte plusieurs milliers de noms et de détails fournis par ces personnes ressources qui sont les gages de la tradition. Nous avons décidé de faire confiance au fonctionnement traditionnel de la transmission orale et d’aller au bout d’un objectif de 10.000 noms. Cet objectif est presque atteint mais il n’est qu’un petit échantillon de ce qui peut se faire au niveau du Bénin dans la quête des détails relatifs à la mémoire et à l’histoire de l’esclavage. Nous avons maintenant acquis un savoir faire et un savoir être avec la population que nous pouvons utiliser désormais pour continuer la récolte de ces informations. Et pour parvenir à ce résultat, nous avons dû passer par de nombreuses difficultés que nous avons réussi à surmonter tant aux niveaux matériel, physique que psychologique.
Réalisation du projet sur le plan matériel
La mise en œuvre du recueil des données sur le terrain nous a demandé une organisation exceptionnelle d’abord au niveau matériel. Nous avons dans un premier temps élaboré un questionnaire unique de 27 questions que nous avons soumis à chaque personne interrogée (déclarant). Les réponses à ce questionnaire se sont avérées gourmandes en temps mais néanmoins nécessaire pour permettre au déclarant de se confier à fond. Nous avons du monter des équipes d’étudiants que nous avons formés et déplacés dans les villages ce qui demande une logistique bien étudiée. En effet, nous restions 2 à 3 semaines sur place avec l’accord des rois, des chefs de villages et autres personnes influentes. Il a été question de coût de transport, de nourriture, de prime aux stagiaires, d’eau potable, de couchage (tente de camping), de matériel de bureau et d’informatique, de clé de connexion internet, de groupe électrogène, de trouver de l’essence, sans parler de conditions météos souvent peu favorables, de conditions sanitaires difficiles avec les mouches, les moustiques, etc. Ensuite, il a fallu interpeller la population en payant le gongonneur (crieur public) et répondre quelques fois aux usages traditionnels de visites aux personnes âgées (boisson et fruit de Kola). Le rapprochement avec les personnes du troisième âge (griots, patriarches, reines mères, adeptes du vodoun, etc.) consiste à restituer les informations que chacun détient à son niveau selon les récits qui lui ont été transmis par ses aïeux. Cependant, cela n’est pas sans conséquences. En effet, nous verrons plus loin qu’une partie de la population est opposée à la révélation de ces détails de l’histoire.
Réalisation du projet et difficultés liées à la mémoire de l’esclavage
– Formation poussée des stagiaires, sur les notions de couvent du vodoun, des codes utilisés par les adeptes et dans le domaine de l’animisme au Bénin.
– Réserves des personnes ressources
– Sentiments négatifs entremêlés. Difficultés liées au matériel traumatique psychologique. Surmonter les craintes, la peur de se confier ou de communiquer des informations sensibles (tabou), afin d’éviter de raviver des tensions sociales. Nous rassurons les déclarants sur l’utilisation positive des informations qu’ils nous confient et nous signons une charte de confiance à ce sujet pour leur prouver que nous sommes très rattachés à leurs consciences.
Urgence
Pour nous, plus le temps passe, plus la mémoire de l’esclavage se perd. Le décès des vieillards entraîne une perte d’une partie de la mémoire de l’esclavage, puisque c’est l’oralité qui porte seule la mémoire de l’histoire familiale africaine.
Nous regrettons de ne pas avoir suffisamment de moyens pour mener cette enquête à plus grande échelle et couvrir toutes les campagnes du Bénin et de sa région. J’en profite pour solliciter les partenariats d’une part et la collaboration d’un ou des doctorants en histoire de l’esclavage qui pourront utiliser la base de données des « Dahoméens déportés en esclavage » d’autre part.
Patrimonialisation
Le passage de la mémoire dahoméenne, en tant que souvenir douloureux, à la patrimonialisation, signifie abandonner les sentiments négatifs (honte, haine, etc. de voir sa collectivité ou ethnie dépeuplée par telle ou telle autre ethnie, ou encore l’exploitation interraciale internationale qui a eu lieu à travers le commerce triangulaire) liés au traumatisme toujours vivace dans la population et aller vers une intellectualisation apte à apaiser la tension sociale à ce sujet. Parvenir au passage du local au global demandera du temps. Car l’élargissement des enquêtes de collecte des victimes africaines pour l’accroissement de la base de données au plan national et international serait indispensable pour valider la patrimonialisation du souvenir et de l’histoire de l’esclavage au Bénin et par extension dans le monde. La principale difficulté réside dans les sentiments douloureux qui empêchent les familles africaines de livrer leur petit bout d’histoire, qu’ils considèrent comme une partie intime et secrète d’eux-mêmes, à un dessein plus grand. La patrimonialisation du souvenir et de l’histoire de l’esclavage doit forcément passer par le pardon local mais non par l’oubli.
Ne serait-il pas important d’étudier à ce stade les concepts de vie des Dahoméens déportés en esclavage ? Au fond, qui étaient ces gens ?
Concepts de vie des Dahoméens déportés en esclavage
La base de données nous permet d’avoir un aperçu d’un groupe dont nous pourrions dégager certains aspects. Qui étaient ces gens déportés ? Nous pouvons répondre sur les plans ethnique, religieux, culturels, professionnels, philosophie de vie (relation entre eux, relations avec la Nature, les croyances et autres concepts, notamment surnaturels etc. enseignés dans les couvents dès l’âge de 5 ans jusqu’à 12 ans environ). L’immense majorité des déportés Dahoméens étaient porteurs de toutes ces connaissances et de ces cultures. La distance ne les empêchait pas d’envoyer des messages à leurs parents au pays natal à travers la terre en martelant sol. Nous avons un très bel exemple, le cas des Ibos décrits par le Chevalier de Fréminville en 1822 à Fort-Royal ou Fort de France. Je cite le Chevalier :
« En attendant que la santé des Ibos de l’Amélie leur permettent d’effectuer ces durs travaux, on pouvait les voir, sur le quai de la « rivière à Madame », danser au son de leurs instruments », dit-il dans son journal au soir du 12 juillet 1822.
« … je fus ensuite me promener sur le rivage dans une anse de sable au pied de la colline sur laquelle est bâtie la maison de campagne du Gouverneur…En revenant et passant sur le quai de la ville, je m’amusai longtemps à considérer les danses extraordinaires de plusieurs nègres récemment arrivés d’Afrique. Ils avaient été pris par la corvette du Roi la Sapho, sur un bâtiment qui avait été faire frauduleusement la traite au vieux calabar dans le royaume de Bénin. M. de la salle d’Halader, commandant de la sapho, ayant saisi ce bâtiment, l’avait conduit avec tous ces nègres au Fort-Royal où le tout avait été confisqué et les nègres déclarés libres, mais destinés aux travaux du Gouverneur dans la colonie. Il y en avait une centaine, tant hommes que femmes. Ils étaient logés et nourris tous ensemble dans une grande maison sur le quai près le boulevard Donzelot. Chaque soir, ces malheureux se réunissaient après leur ouvrage pour rappeler par leur danse nationale les souvenirs de leurs pays natal. Cette fois, je me trouvai sur le lieux au moment où ils se livraient à leur exercice favori. Les hommes et les femmes dansaient séparément et, dans la danse des femmes, il n’y en avait qu’une seule qui agissait. C’était toujours une des plus jeunes. Une grande négresse chantait en battant nonchalamment la mesure avec les mains. Les autres, rangées en cercle, battaient pareillement la mesure qui était assez lente. »
Cette description est très parlante pour nous au Bénin. Tout d’abord, ces Ibos sont de religion Odoudoua et les deux sortes de rythme des mains formulent les beats de la musique chinckounmè ou Avizinlin jouée au Bénin lors des obsèques.
C’est bien une manière pour ces Ibos de rendre hommage aux leurs décédés au cours de la longue traversée de l’Atlantique. C’est aussi l’attachement de l’Africain à ses défunts.
« La danseuse, placée au centre du cercle, trépignait en faisant mille contorsions et prenant mille postures bizarres, tantôt debout, tantôt à quatre pieds. Quand elle est fatiguée une autre la remplaçait. La chanteuse fut constamment la même et je lui entendis chanter successivement plusieurs airs différents. La musique en était triste et il y avait des refrains très fréquents. Comme les paroles étaient dans la langue naturelle des nègres de Bénin, je n’en pouvais comprendre un mot. Cependant, aux gestes de la danseuse, il me sembla que la finesse de sa pantomine consistait à imiter ceux de différentes espèces d’animaux. Ce qui me parut le plus singulier était la gravité et le sérieux de toutes les actrices de ce bal africain et le flegme avec lequel elles battaient leurs mains l’une contre l’autre et ne paraissant éprouver ni gaîté, ni plaisir. »
« La danse des hommes était fort différente quoiqu’ayant aussi le même caractère sérieux. Ils marchaient en rond à la file l’un de l’autre sans faire aucun geste bien remarquable. Au centre étaient les musiciens au nombre de sept. L’un tirait de temps à autre quelques sons d’une espèce de flageolet de bambou. Les autres frappaient des coups mesurés avec de vieux morceaux de ferrailles ou des fragments de pots cassés qu’ils heurtaient l’un contre l’autre. A une certaine intonation de flageolet, tous les danseurs se mettaient à quatre pieds et frappaient la terre avec leurs mains. »
C’est-à-dire que ces Ibos, tout en manifestant leur haine, envoient des messages de colère contre les responsables de leur situation au pays natal à travers la terre. Et cela dénote de la formation qu’ils ont reçue au couvent sur le fonctionnement surnaturel du sol et les pactes qui les relient à leurs terres natales. En retour, ils sont soutenus par leur famille à travers des prières et des sacrifices comme le Ahouangou et le Togö dans certains royaumes du Bénin. Les différentes étapes du rite Ahouangou dans les royaumes de Djigbé et Ké participent aux renforcements d’énergie physique chez les filles et fils du Bénin déportés tandis que celles du Togö dans le royaume de Wémè permettent l’enlèvement de deuil des filles et fils du Bénin morts en esclavage. Toutes ces manifestations se résument à invoquer la colère de la nature contre leur maître. Je vous invite à suivre un extrait des rythme de feu l’artiste Koumangnon Amagnon sur la colère des africains contre l’esclavage :
MUSIQUE KOUMANGNON AMANGNON
« Ils se relevaient ensuite et continuaient leur procession d’un air aussi mélancolique que s’ils eussent été à des funérailles.
Tous les nègres étaient tatoués de différentes manières. »
Nous aurions pu préciser de quelle famille, de quelle classe et à quel rang appartiennent chaque Ibos vus par le Chevalier de Fréminville, si ce dernier avait décris avec précision les incisions et les tatouages. Mais il est indispensable de prouver que les Tatouages dans la tradition vodoun permettent de distingués le rang social, l’appartenance ethnique et la performance guerrière de chaque adeptes, car, les couvents de vodou étaient en même temps au service des rois et de la culture.
« Plusieurs s’étaient fait sur le visage des cicatrices qui leur donnaient une figure horrible. Ils n’avaient ni la haute stature ni les belles proportions des Yoloffes que nous avions vus au Cap-Vert. Ils étaient aussi beaucoup moins noirs quoi qu’ils vînssent d’un pays situé presque sous la ligne… ».
Conclusion
La poursuite des enquêtes de collecte des Dahoméens victimes de l’esclavage s’inscrit parfaitement dans le processus de patrimonialisation du souvenir de l’histoire de l’esclavage. Même s’il n’est pas simple à cause du ressentiment général, le passage du local au global, nous permettra d’apporter de nouveaux points de vues. L’exemple des Ibos observés par le chevalier de Fréminville démontre que le regard culturel africain complète le point de vue purement descriptif de l’observateur occidental. Les danses et les chants des Ibos prennent alors tout leur sens et il serait profitable de confronter les archives occidentales aux réalités que traduit la base de données qui est en cours d’accouchement par l’oralité africaine. Tout faire pour prendre en compte la toute petite partie de l’histoire de chaque famille africaine qui apporte sa pierre à l’histoire globale de l’esclavage paraît indispensable au projet de la patrimonialisation.